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L’Europe sociale : en panne ou à la casse ?

mercredi 21 janvier 2015

Les prises de position ne manquent pas depuis plusieurs années sur le désenchantement de la construction européenne, qui non seulement n’apporterait aucun bénéfice social aux salariés français, mais encore ferait courir le risque d’un dé-tricotage du modèle social et des acquis sociaux de notre pays.
Qu’en est-il vraiment ?
Le moteur de l’Europe sociale est-il seulement en panne et mérite-t-il un passage au garage …ou bien est-il destiné purement et simplement à la casse ?

Clés du social se propose de faire le point :

  1. En portant un diagnostic de la situation par rapport à ce qu’est l’Europe sociale dans ses fondements et ses ressorts réels, et non pas dans sa dimension rêvée ;
  2. Et en regardant les voies qu’il est possible d’emprunter à l’avenir pour remettre les politiques européennes dans une perspective sociale positive.

En développant 4 points :

  1. -L’Europe sociale n’a jamais été la locomotive ou la voiture de tête du social pour les pays membres ;
  2. -L’acquis social communautaire reste néanmoins considérable ;
  3. -La panne sociale de la construction européenne est réelle et n’est pas seulement liée à une conjoncture économique défavorable ;
  4. -Pour relancer l’Europe sociale il faut changer de méthode, voire de paradigme.

Il ne faut pas attendre de l’Europe qu’elle soit la voiture de tête sociale pour les Etats membres.

Comme l’a bien exposé « Clés du social » (Document clés du social –les Institutions européennes du social – Août 2013), le rôle de l’Union européenne est un rôle subsidiaire par rapport à la compétence première des Etats en matière sociale. C’est ce que postule le traité.

Non pas qu’elle soit tenue de ne rien faire, mais elle n’intervient sur le plan normatif que pour autant que les Etats membres ne le feraient pas mieux qu’elle, ou pour créer un cadre (socle) minimum commun, ou encore pour promouvoir et coordonner les politiques sociales nationales.

Quand elle intervient, la prise de décision n’est pas toujours aisée.

Certaines matières en effet restent soumises à la règle de l’unanimité, notamment la sécurité sociale, le licenciement, la représentation des travailleurs et la cogestion.
Les autres sont traitées à la majorité qualifiée, ce qui n’est cependant pas une mince affaire avec 28 pays membres…

L’acquis social communautaire reste néanmoins considérable

Demandez à n’importe quel pays adhérent à l’UE ces dix dernières années ce qu’il pense de l’acquis social communautaire. Il vous répondra que l’intégration obligatoire de cet acquis préalablement à la décision d’adhésion a été une véritable révolution et a demandé un effort considérable.

Outre la Charte des droits fondamentaux qui a valeur normative et à laquelle on peut se référer directement (à ce titre, sur le plan social, on traite de la liberté syndicale, du droit à la négociation et à l’action collective, de l’information-consultation des travailleurs, de la protection contre le licenciement, de la non-discrimination…), l’acquis communautaire est constitué de pas moins de 200 textes normatifs. Ils couvrent tous les domaines du droit du travail : contrat de travail, CDD, intérim, temps partiel, congés parentaux, détachement, information consultation, licenciements collectifs, transferts d’entreprises, comités d’entreprise européens… Ils couvrent aussi tous les aspects de la non-discrimination et spécialement, de façon fort exigeante, la non-discrimination entre hommes et femmes. Ils traitent aussi de la mobilité des travailleurs (reconnaissance des qualifications, coordination des régimes de sécurité sociale…) sans compter avec le très important paquet de directives sur la santé-sécurité du travail qui impose des normes de protection élevées.

Il faut aussi mentionner le rôle des fonds structurels (et notamment du FSE) dont les interventions se chiffrent par milliards d’euros. Si le FSE a été redéployé au profit des nouveaux Etats membres, ce qui se justifie amplement compte tenu des écarts de richesse nationale, on notera que notre pays accède cependant à bien d’autres aides comme les 6 milliards destinés au soutien de l’emploi des jeunes ou encore aux moyens du fonds européen d’ajustement à la mondialisation.

Enfin l’UE s’est dotée d’institutions qui impulsent, animent, soutiennent les politiques sociales, notamment par des études, des recherches et des prestations d’expertise, comme l’Agence de Bilbao sur la santé-sécurité, la Fondation de Dublin pour les conditions de travail ou le Cedefop sur la formation professionnelle.

Ce ne sont donc pas les fondements ou l’assise de l’Europe sociale qui sont ébranlés, mais la capacité à répondre aux enjeux sociaux de demain et à progresser. C’est l’objectif, énoncé par les traités visant à « mettre en place une économie sociale de marché hautement compétitive et qui tend au progrès social », qui est rendu incertain.

C’est que l’Europe sociale est bien en panne…

La « panne sociale » est réelle et elle n’est pas que conjoncturelle

Quand en 2004 l’ouverture de l’UE aux pays de l’Est est intervenue, on pouvait penser qu’après une période d’attente pour que ces pays mettent à niveau leurs systèmes sociaux en intégrant les standards européens, la construction sociale de l’Europe reprendrait sa marche en avant.

De fait, avec l’appui technique et de la Commission et grâce aux imposants moyens financiers des fonds structurels, la mise à niveau s’est bien passée.
Mais la reprise sociale n’a pas été au rendez-vous car la crise financière et les lourds déficits des finances publiques ont changé la donne en mettant l’accent sur les nécessités d’ajustements douloureux y compris par remise en cause d’avantages sociaux. On s’est focalisé plus sur les vertus de la flexibilité et des systèmes sociaux moins protecteurs que sur l’harmonisation sociale « par le haut ».

Il s’en est suivi une crise de confiance dans l’intérêt de l’Europe qui se fait durablement sentir aujourd’hui.

Une majorité de pensée considère que tout ce qui peut accroître les contraintes des entreprises est nuisible à la compétitivité et à la capacité d’assurer la reprise de la croissance. Certains considèrent même qu’il faut réduire les contraintes existantes en supprimant des directives et en détricotant l’acquis.

Ce courant, qui avait prospéré dès l’élargissement de 2004 sous l’impulsion de la Grande Bretagne opposée à tout dirigisme, et qui avait entraîné la sympathie de la majorité des nouveaux pays membres focalisés sur les vertus absolues de l’économie de marché, a trouvé son aliment dans la crise et continue de prédominer.

Cela explique aussi le repli du patronat européen sur des méthodes de dialogue social non contraignantes dite « soft law » (recommandations, déclarations communes, guides de conduite…), alors qu’il avait tenu un rôle plus responsable du temps de la Commission Delors.

La « soft law » est mise en avant comme méthode privilégiée de travail à base d’incitation, d’engagement volontaire et de coordination d’initiatives.

Mais plus gravement encore la crise a cassé un ressort essentiel de la dynamique sociale qui avait été celle de la construction européenne jusqu’ici, le principe de « l’harmonisation sociale par le haut » entre anciens et nouveaux pays membres. On assiste aujourd’hui à une rupture de ce modèle et donc à une mise en cause structurelle.

Comme l’a montré une étude récente pour France Stratégie [1] , « les évolutions récentes en matière sociale et d’emploi en Europe ne sont plus caractérisées par un rapprochement progressif des situations entre les Etats membres les plus performants et les moins avancés. Depuis 2008 les pays du nord de l’Europe (autour de l’Allemagne, de l’Autriche, des pays nordiques et de certains pays de l’Est proches de l’Allemagne) ont été plus résilients face à la crise que les pays de la périphérie Sud et Est de l’Europe. Les écarts se creusent sur différentes dimensions – l’emploi, la pauvreté, la situation de la jeunesse. La dynamique de convergence entre Etats membres, qui a longtemps accompagné le processus d’intégration européenne, est en panne ».

Substitution d’une Europe à deux vitesses (Nord-Sud) à l’Europe des convergences ?

Comment réagir ?

Pour relancer l’Europe sociale il faut changer de méthode, voire de paradigme.

Reconnaissons tout d’abord que l’Europe n’est pas le niveau pertinent pour régler à notre place quelques problèmes sociaux angoissants et essentiels comme la réforme des systèmes de retraite ou de protection sociale, dont la viabilité financière n’est toujours pas assurée et qui menacent le contrat de générations pour l’avenir. L’Europe peut aider en tenant un discours responsable, en proportionnant ses exigences en matière de dette publique et en permettant un échange de bonnes pratiques et d’expériences. Elle ne peut faire à la place des Etats.

Ensuite, comme on le dit facilement aujourd’hui, l’Europe à 28 ou 30, avec par voie de conséquence des disparités plus grandes de systèmes et situations, ne peut se gouverner comme à 12 ou 15.

Il sera difficile de ne pas construire et avancer sans sortir de la règle générale, en cherchant des coopérations spécialisées avec les Etats qui le veulent. Le bénéfice d’une harmonisation sociale, même à quelques-uns, ne peut être ignoré y compris en termes d’efficacité et de cohérence économiques.

Il est utopique d’attendre que les pays opposés à toute forme de régulation sociale communautaire se rangent à l’avis des autres.
La question de l’emploi est à l’évidence la plus cruciale. C’est elle qui conditionne la restauration de la foi dans la capacité sociale européenne. Le maintien de taux de chômage excessivement élevés, notamment pour les jeunes, est incompatible avec la dimension sociale de la construction européenne. Le non emploi ruine tout et interdit le rétablissement des comptes sociaux.

Il faut donc donner toute son ampleur au projet de relance des investissements à hauteur de 300 milliards d’euros, porté par la commission Juncker, ainsi qu’à la volonté de favoriser le développement des PME en facilitant leur accès au crédit.
Il faut forcer (par la mobilisation ?) la relance du dialogue social. Pour bien gérer les restructurations et créer un vrai marché du travail intérieur en favorisant la mobilité par la transférabilité des droits sociaux, par le développement des qualifications et de la formation, le rôle des partenaires sociaux est essentiel. Pas seulement, et peut être même pas principalement, au plan interprofessionnel, mais à celui du dialogue social sectoriel. L’harmonisation sociale passe par la mise en place de socles sociaux de branches et les restructurations réussies par des processus sectoriels concertés au niveau européen (à l’échelle des groupes de dimension européenne).

Enfin il faut faire reculer le risque de dumping par le social, qui inquiète bien des salariés, en mettant en place un plan partenarial de lutte contre le travail non déclaré et en renforçant le principe d’égalité de traitement dans la directive « détachement » (voir Clés du social du 22 octobre 2014).

Laisser se développer l’euroscepticisme parmi les salariés européens, c’est à coup sûr renforcer les risques de régression sociale parce que si l’Europe sociale n’est pas un moteur, elle reste un rempart.
Mais relancer l’Europe sociale n’est pas qu’une affaire institutionnelle, c’est aussi une affaire de mobilisation des salariés et de leurs représentants nationaux et européens avec la CES.
Ne l’oublie-t-on pas facilement ?


A lire :
Le détachement des salariés

La charte des droits fondamentaux


Notes :

[111/12/2014 – Marine Boisson-Cohen et Bruno Palier – « Un contrat social pour l’Europe : priorités et pistes d’action »