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Conflit SNCF : Pourquoi en est-on arrivé là ?

mercredi 16 mai 2018

Des grèves tous les trois jours dont on ne voit pas la fin, des acteurs qui campent sur leurs positions, une concertation qui se transforme en dialogue de sourds, sortirons-nous de cette logique de confrontation qui pénalise les usagers des transports (salariés et entreprises), les cheminots et fragilise l’entreprise. Les acteurs sauront-ils sortir par le haut de cette situation ? Alors même qu’un dialogue social bien construit, la participation des cheminots et des usagers à la construction d’un projet porteur d’avenir en particulier en termes de développement durable et soutenu par une majorité de salariés auraient pu montrer que nous étions entrés dans le nouveau monde que chacun appelle de ses vœux. Au lieu de cela, l’ancien semble avoir repris ses droits en donnant de la France une image d’une société bloquée incapable de se réformer. Alors pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Tous les ingrédients et les conditions politiques d’un conflit étaient réunis

Une tradition de confrontation sociale

Le rail constitue un secteur traditionnel où la confrontation sociale a été la norme pendant des décennies. La possibilité de bloquer le pays a été un élément fort de la constitution du rapport de force. Même s’il est en recul depuis des années, le syndicalisme de confrontation est encore très puissant à la SNCF où la CGT (un bastion traditionnel) et SUD-Rail sont majoritaires. La grève de 1995 marquée par le recul du gouvernement sur la question de la retraite des cheminots reste encore très présente dans les esprits comme une sorte de mythe de la lutte syndicale pour certains et comme un épouvantail pour la direction.

Cette tradition de confrontation sociale n’excluait pas une sorte de cogestion tacite entre le syndicat majoritaire et la direction où, dans la vie courante, chacun sait jusqu’où aller et où on peut s’entendre sur les moyens de sortir d’un conflit.

L’émergence encore timide d’un syndicalisme réformiste depuis le début des années 2000 avec l’UNSA et la CFDT a un peu bousculé cet ordre établi. Mais, ce syndicalisme n’est pas encore devenu majoritaire malgré une progression régulière aux élections professionnelles.

Une direction pyramidale

La direction de l’entreprise constituée d’ingénieurs issus pour la plupart de Polytechnique et des Ponts et chaussées est encore très marquée par une vision très pyramidale de l’entreprise où les dirigeants savent ce qui est bon pour l’entreprise avec une vision du dialogue social vécu au mieux comme une perte de temps. L’organisation de l’entreprise issue de cette culture provoque des rigidités de fonctionnement, des lourdeurs qui pénalisent son efficacité.

Un gouvernement qui pense pouvoir se passer des corps intermédiaires

Tout dans l’attitude du gouvernement montre la même vision technocratique qui considère les corps intermédiaires comme des éléments conservateurs qui ne cherchent qu’à entraver toute volonté de réforme, tentent d’en réduire la portée et en fin de compte font perdre du temps. À cela se rajoute une analyse des rapports de force internes à l’entreprise qui ne l’incite pas au dialogue puisque qu’un accord est jugé impossible avec les syndicats contestataires majoritaires dans l’entreprise et la branche.

On peut même se demander si le conflit n’est pas recherché pour montrer combien le gouvernement sait résister à la pression sociale pour mettre en œuvre une réforme jugée indispensable et plutôt appréciée de l’opinion publique selon les sondages. Bien utile si la réforme est mise en œuvre pour montrer qu’il ne cédera pas non plus sur d’autres sujets à venir…

N’aurait-on pas pu faire autrement ?

De nombreuses voix s’élèvent contre la méthode employée par le gouvernement dont celle de Jean Kaspar consultant en matière sociale et ancien secrétaire général de la CFDT qui écrit dans un excellent article « La méthode mise en œuvre par le président et son gouvernement reste marquée par la culture de l’ancien monde. Cette culture où l’on donne aux dirigeants politiques une responsabilité trop grande dans le domaine social, celle où l’Etat prétend incarner à lui seul l’intérêt général, celle où l’intelligence technocratique se croit supérieure à celle des corps intermédiaires, celle enfin des a priori (justifiés pour certains acteurs) qui considèrent que tous ces intermédiaires sont incapables d’évoluer et de comprendre les grands défis de ce siècle ».

Tout a été pris à l’envers

Au lieu de prendre le temps de la concertation pour tenter d’aboutir à un diagnostic partagé de la situation au moins par une partie des acteurs, et de travailler toujours dans le dialogue à la recherche de solutions pérennes pour l’entreprise et plus généralement la branche ferroviaire, au lieu de s’inscrire dans le mouvement du développement durable et des transports propres, le gouvernement s’est appuyé sur un rapport établi par des technocrates. Ceux-ci sont en effet issus soit de la direction de la SNCF ou du ministère des Transports et dirigés par un ancien directeur d’Air France, Jean-Cyril Spinetta.

À la suite, reprenant en grande partie les conclusions du rapport, le gouvernement fait une critique sans concession de l’état du transport ferroviaire et de la SNCF. Les déclarations du Premier ministre pour annoncer la réforme sont ressenties comme une agression par les cheminots à tous les niveaux de l’entreprise. Il annonce, par ailleurs, une période de concertation entre la ministre des Transports et les organisations syndicales mais dans le même temps en fixe les limites : transformation du statut de l’entreprise, abandon du statut pour les nouveaux embauchés à partir de 2020 et reprise hypothétique de la dette par l’Etat sans en préciser les contours. Au passage, rien sur la question de la transformation écologique dont le ferroviaire pourrait être un vecteur essentiel.

De quoi mettre le feu aux poudres et déclencher immédiatement un conflit dur regroupant toutes les organisations syndicales. Si celles-ci se rendent aux concertations avec la ministre on sent bien qu’elles tournent rapidement à un dialogue de sourds d’autant que les principales annonces, sur la dette notamment, se font par voie de presse de la part du Premier ministre ou du Président de la République. Au bout de quelques semaines, les syndicats décident de boycotter les réunions avec la ministre et demandent de négocier avec le Premier ministre.

Un tournant dans le conflit ?

Il est difficile d’apprécier si la rencontre du 7 mai avec Edouard Philippe va permettre de débloquer la situation. L’UNSA, qui a travaillé sur une trentaine d’amendements au texte de loi actuellement discuté au Sénat, a noté « un certain nombre d’engagements en termes de discussion ». La CFDT a, elle-même, proposé une quarantaine d’amendements en indiquant que « si on nous dit à la fin, on nous en retient trois ’mineurs’, évidemment que ça ne marchera pas ». Ces deux syndicats veulent en effet des évolutions suffisamment positives pour qu’elles soient appréciées des cheminots. Pas question de sortir d’un tel conflit sans garanties sérieuses pour les personnels. Et cela d’autant plus que nous sommes à quelques mois des élections professionnelles.

Le dialogue est réouvert avec la ministre des Transports qui s’est déclarée « prête à intégrer au texte de loi tous les amendements utiles à la réforme » et des concertations ont repris avec auxquelles ont participé la CFDT et l’UNSA qui les ont jugées positives. De plus, des ouvertures sur le niveau d’investissement de l’État dans les années à venir dans le ferroviaire semblent se faire jour. Peut-être un pas vers la CGT qui en faisait une de ses revendications ?

L’intersyndicale réunie à la suite de la réunion avec Edouard Philippe a continué d’afficher son unité. Elle a décidé de maintenir la pression. Ainsi, en plus du maintien du calendrier de la grève tel qu’il a été établi au début du conflit, il est organisé du 14 au 21 mai un vote-action (un referendum) demandant aux cheminots de se prononcer sur la réforme. Les taux de grévistes très élevés de la journée du 14 mai (74 % chez les roulants et 27 % au total) démontrent encore la forte mobilisation des cheminots et leur volonté d’être enfin entendus.

L’autre échéance très importante est la négociation de la convention collective du ferroviaire qui doit définir les nouveaux droits de tous les salariés du secteur et dont chaque partie affirme qu’elle doit être d’un haut niveau social. Qu’en sera-t-il au bout du compte ? Là aussi, on ne peut que regretter le manque d’anticipation sur ce sujet brûlant.

Une chose est sûre, si le gouvernement reste « droit dans ses bottes » et ne tient pas ou peu compte des propositions syndicales, le conflit perdurera, la réforme passera certainement mais au bout du compte tout le monde sera perdant : l’entreprise, les cheminots, les usagers mais aussi le gouvernement qui pourrait avoir du mal à démontrer l’efficacité économique de sa réforme.

Et maintenant ?

Les acteurs du conflit, gouvernement en tête, doivent tout faire pour tenter de sortir par le haut de cette situation en renouant les fils du dialogue et en rentrant dans une réelle phase de négociation. Pour la suite, et cela ne se limite pas à la SNCF mais concerne toute la société, le gouvernement, Président de la République en tête, et plus largement les acteurs politiques doivent changer leur conception de la réforme. Dans une société aussi complexe que la nôtre, soumise à des défis considérables pour rester compétitive avec un haut niveau social, il est indispensable de s’appuyer sur les corps intermédiaires prêts à jouer le jeu du dialogue social, seul moyen de réussir les changements nécessaires, de les rendre acceptables et réellement efficaces sur le long terme.