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La violence dans les conflits sociaux : un éclairage historique

mercredi 20 février 2019

Aujourd’hui beaucoup se demandent si la violence est inévitable dans les conflits sociaux et d’autres encore expriment leurs interrogations face aux phénomènes actuels alors même que la violence est allée en se réduisant depuis les cinquante dernières années. En effet la violence dans les conflits sociaux ne connait plus de morts depuis plus de 50 ans alors que le mouvement actuel des gilets jaunes a malheureusement entrainé 10 morts et que chaque acte qui rythme la mobilisation révèle une violence exacerbée.

Un virage dans la question sociale ?

Pour nombre d’observateurs, ce moment particulièrement convulsif de notre histoire est un virage dans la question sociale. Pourquoi ? D’abord parce que ce conflit social a une ampleur géographique inégalée, toute la France est concernée. Ensuite parce qu’il revêt une grande intensité en termes de violences. On la retrouve contre des institutions, des monuments emblématiques de notre République, du mobilier urbain, des voitures, des magasins et centres commerciaux et… des personnes. En premier lieu les forces de l’ordre et les représentants de l’autorité, élus ou fonctionnaires, les journalistes sont particulièrement visés mais aussi au gré des barrages se sont exprimés du racisme, de l’antisémitisme ou parfois tout simplement de l’humiliation contre M. ou Mme Toutlemonde. Et puis, des morts, ce qui n’existait plus dans les conflits sociaux depuis les années 70 /80. La majorité de ces morts ont eu lieu sur ou en amont des barrages, un seul, celui d’une personne âgée, en marge d’une manifestation. Pour d’autres observateurs c’est la violence policière qui est mise en avant et dénoncée y compris par la mise en place d’observatoires auto-proclamés.

À titre de comparaison, nous pouvons évoquer le nombre de morts au cours des évènements de mai-juin 1968. Officiellement 5 morts, mais certains historiens avancent le chiffre de 12 personnes élargissant à des victimes indirectes. Ces personnes furent victimes d’accidents ou de jets de pavés, mais d’autres, des ouvriers et des jeunes, ont été tués à balles réelles par la police. La grande différence c’est qu’en mai-juin 68, 10 millions de salariés étaient en grève générale, le plus grand conflit social de l’histoire française, alors que le mouvement des gilets jaunes n’a jamais recueilli un chiffre de cette sorte.

Que nous apprennent les historiens ?

Pour essayer d’y voir clair il est toujours utile de s’appuyer sur les travaux des historiens. Cet article doit beaucoup aux travaux de l’historien américain Charles Tilly, à ceux de Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky et enfin à l’ouvrage de Michèle Zancarini-Fournel : les luttes et les rêves.

Débutons par une définition sur les mouvements sociaux. Ils englobent selon Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky toutes les interventions collectives destinées à transformer les conditions d’existence de leurs acteurs, à contester les hiérarchies ou les relations sociales, et à générer pour cela des identités collectives et des sentiments d’appartenance. Rappelez-vous, on disait les Lip, les Molex, aujourd’hui les gilets jaunes, hier les bonnets rouges, les Continental, de manière générale les mineurs ou les sidérurgistes.

Dans « La France conteste » Charles Tilly examine quatre siècles de luttes en France. Il en tire ce qu’il appelle un répertoire des actions collectives et étudie les basculements historiques dans leur usage. Pour lui, quelque part au 19ème siècle, les Français délaissent les moyens d’action collective qu’ils utilisent depuis 2 siècles et adoptent un répertoire nouveau encore en usage aujourd’hui. Ce répertoire est d’envergure plus nationale même s’il peut servir sur le plan local. Les actions sont relativement autonomes. Plutôt que de s’en remettre aux puissants comme précédemment, les acteurs s’expriment directement et sur un mode qui leur est propre. Les grèves et occupations, les manifestations, les séquestrations des responsables, les sabotages et mises à sac, les barrages des ports et des routes et autres formes d’action servent à faire entendre leurs revendications et reposent sur une organisation beaucoup plus consciente que par le passé. Parallèlement apparait le mouvement social tel que nous le connaissons et qui consiste en une série de défis aux autorités, surtout nationales, au nom d’un électorat sous-représenté. Déjà ! Ceux qui se veulent les porte-parole des mêmes mouvements sociaux sont souvent divisés et concurrents.

Ce changement pour l’historien américain est lié à ceux qui s’opèrent au niveau du pouvoir politique et du capital au long de ces quatre siècles. Dans la deuxième phase, dans le cadre de la propriété capitaliste et d’un État puissant, les thèmes principaux de l’action collective sont les luttes entre travail et capital, la compétition au sein des marchés, les efforts de tous pour contrôler l’État et ses ressources et l’émergence de nouveaux conflits sociaux plus culturels ou sociétaux, comme la lutte féministe par exemple. Aujourd’hui il faut rajouter à ces thèmes définis en 1986 la mondialisation dont les effets pèsent sur les mouvements sociaux.

Et la violence dans tout cela ?

Pour Charles Tilly, l’histoire de la contestation française rend tentante l’assimilation de l’action collective à la violence. Car notre histoire est jalonnée de grands moments de violence. Mais il se garde de signer cette affirmation en nous livrant trois leçons.

Premièrement, dans l’histoire, la très grande majorité des évènements sociaux ne s’accompagne d’aucune violence. Certes les modalités d’action des conflits sont marquées par le recours à une forme ritualisée de violence qui, la plupart du temps, vise à mettre en scène un rapport de force sans pour autant avoir recours à la force physique.
Aujourd’hui c’est ce que vivent l’immense majorité des responsables et militants syndicaux dans leur exercice quotidien d’action sociale. On constate un apaisement des formes de violence dans les conflits du travail car en parallèle a progressé une forme de pacification des rapports sociaux dans les entreprises et les administrations avec des modalités de négociation et de résolution des conflits pensées et respectueuses de l’intégrité de l’autre. Des formes issues du syndicalisme réformiste et de l’institutionnalisation des négociations dans la loi et le code du travail.

Nous avons aussi, et peut-être surtout, dans la période récente vécu un changement dans les modes d’intervention des forces de l’ordre et cela change tout. La police et l’armée ne tirent plus à balles réelles alors que c’était encore le cas dans les années 70. Alors qu’en 1891, l’armée pouvait encore tirer sur des manifestants pour la journée de huit heures et faire 9 morts et 35 blessés, c’est la fusillade de Fourmies, de nos jours la très grande majorité des conflits sociaux donne lieu à des négociations où des représentants syndicaux ou associatifs rencontrent des représentants patronaux et/ou du gouvernement, pour parvenir à une issue pacifique. C’est la deuxième leçon de Charles Tilly. Au cours des deux derniers siècles, les soldats et les policiers sont responsables de la plupart des morts et les pertes qu’ils subissent sont bien moindres que celles des civils.

Enfin troisièmement, sauf à de rares exceptions, même lorsque la contestation sociale s’accompagne de violence, cette violence est relativement limitée et ne se compare jamais à d’autres types de violence. De 1816 à 1980 la France a perdu près de deux millions de personnes sur les champs de bataille. En 1871 la répression de la Commune entraine 21 000 morts. Et la violence routière tuait près de 15 000 personnes dans les années 70 chaque année. En 2017, 3 684 personnes ont perdu la vie sur les routes de France.

Et aujourd’hui, que devons-nous penser du retour de la violence dans un mouvement social ? Est-elle un phénomène d’arrière-garde ou marque-t-elle une nouvelle ère en la matière ? La violence déployée par les gilets jaunes est à contre-courant de l’évolution des cinquante dernières années de conflits sociaux. Les syndicats, le patronat et les pouvoirs publics ont appris à résoudre les conflits sans violence excessive. C’est un progrès au niveau des relations sociales et il convient de le sauvegarder car sinon c’est notre vivre-ensemble et notre démocratie qui seront mis à mal.

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