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Un salaire minimum européen ? Une proposition de la Commission européenne est sur la table.

mercredi 2 juin 2021

Fin octobre 2020 la Commission européenne a adopté une proposition pour « Des salaires minimaux adéquats » dans l’UE. Cette proposition législative (une directive) est soutenue par la Confédération européenne des syndicats (CES) et combattue par le patronat européen BusinesssEurope. Quel est l’objectif de cette directive européenne, son histoire, son contexte et son contenu et quelles sont les positions des partenaires sociaux européens et nationaux ? C’est ce que nous allons essayer de vous expliquer, et ce n’est pas simple...

  • 1. Un peu d’histoire sur la position syndicale

L’établissement d’un salaire minimum a été une longue discussion au sein de la Confédération européenne des syndicats. Il a fallu une dizaine d’années avant qu’une position commune soit adoptée. L’adoption d’une telle proposition se heurtait à l’opposition de deux cultures différentes concernant l’établissement des salaires minimums. Il ne s’agissait pas d’une différence Nord/Sud comme cela est souvent le cas, mais des prérogatives syndicales en matière de négociation salariale. Et sur ce point les syndicats nordiques étaient sur la même ligne que les syndicats italiens : la négociation des salaires doit être une fonction primordiale des syndicats et ne doit pas être fixé par la loi.

Les Allemands étaient sur la même ligne mais il faut se rappeler les mesures adoptées par le chancelier social-démocrate Gerhard Schroeder entre 2003 et 2005. Il avait engagé les réformes « Hartz » du nom d’un ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen qui ont fortement transformé le marché du travail allemand avec des effets extrêmement négatifs en matière de précarité de l’emploi et des salaires. Le développement d’une zone grise de l’emploi sous-payé a fini par peser sur le contenu des négociations salariales et a conduit la Confédération syndicale allemande, le DGB, à réclamer l’établissement par la loi d’un salaire minimum légal, ce qui était une révolution dans le système de négociation allemand. Les sociaux-démocrates alliés dans un gouvernement de coalition avec Angela Merkel ont réussi à imposer cette mesure, entrée en vigueur le 1er janvier 2015.

Ce changement de position des syndicats allemands a permis l’adoption d’une position commune au niveau de la CES mais les syndicats nordiques, particulièrement suédois et danois, restent farouchement opposés à cette proposition de directive car ils craignent que celle-ci ne vienne perturber leur système de négociation collective (ils ont été rudement échaudés par des arrêts précédents de la Cour de justice européenne : Laval, Viking…)

  • 2. Le contexte de la proposition

Si le principe n°6 du Socle social européen adopté au Sommet de Göteborg en 1997 établissait que « …des salaires minimums appropriés doivent être garantis, à un niveau permettant de satisfaire aux besoins du travailleur et de sa famille… » rien n’avait été fait concrètement depuis. La nouvelle Commission et en particulier sa présidente Ursula Von der Leyen et le commissaire aux Affaires sociales Nicolas Schmit s’étaient engagés à proposer une législation, ce qui a été fait, après consultation des partenaires sociaux, fin octobre 2020. Il ne fait aucun doute que la volonté de la Commission est de relancer une dimension sociale de l’UE avec son Plan d’action devant concrétiser les propositions du Socle social européen.

L’argumentation de la Commission repose essentiellement sur l’augmentation de la proportion de travailleurs pauvres qui est passée de 8,3% en 2007 à 9,4% en 2018. Cette augmentation a touché 12 États membres dont l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. De plus près de 60% des travailleurs qui sont au salaire minimum sont des femmes et la crise de la Covid 19 a concerné les travailleurs de première ligne comme dans les secteurs de la santé, des services à la personne, du nettoyage, du commerce, de l’agriculture…

La Commission constate également un recul de la couverture des conventions collectives. Le nombre de travailleurs couverts par des conventions collectives a baissé dans 22 des 27 des États membres. La Commission constate pourtant que « Les États membres où la couverture des négociations collectives est importante se distinguent généralement par une faible proportion de travailleurs à bas salaires et par des salaires minimaux élevés. Dans les États membres où la part des bas salaires est faible, le taux de couverture des négociations collectives est supérieur à 70 %. De même, dans la majorité des États membres affichant des niveaux élevés de salaires minimaux par rapport au salaire médian, la couverture des négociations collectives dépasse 70 %. »

La proposition reconnait les deux espaces de détermination des salaires minimums, l’espace légal dans 21 pays et l’espace contractuel dans 6 pays et ne veut pas mettre en cause l’un ou l’autre de ces espaces mais les renforcer.

Dans 17 pays les minimums légaux nationaux sont inférieurs à 60 % du salaire médian et dans 10 pays inférieurs à 50 %. Pour la Commission l’établissement d’un « seuil de décence » entrainerait une augmentation pour au moins un quart de la main d’œuvre dans six pays de l’UE et serait un instrument pour combattre les inégalités salariales H/F.

  • 3. Une proposition de la Commission ambitieuse et modeste à la fois

La proposition de la Commission s’appuie sur deux éléments essentiels. Le premier concerne la détermination de critères pour définir un « salaire minimum adéquat » ou « seuil de décence » : réalité du pouvoir d’achat, niveau général des salaires et de leur distribution, moyenne des augmentations salariales, productivité du travail. Le deuxième concerne la promotion des négociations collectives pour la définition des salaires et l’implication des partenaires sociaux dans l’établissement et l’évolution des salaires minimums légaux. La difficulté de la proposition de la Commission est d’éviter l’opposition juridique des compétences de l’Union en matière de détermination des salaires et sur la représentation des travailleurs et la négociation collective. Cela rend la rédaction de la proposition parfois précautionneuse et peu contraignante.

Sur le premier point il faut préciser, si cela est nécessaire, que l’UE ne veut pas instaurer UN salaire minimum commun à tous les États membres. La proposition est de fixer des règles communes pour « garantir un niveau de vie décent » et de demander aux États membres des mesures pour veiller au respect de ces salaires minimums dans les appels d’offres publics, des dispositifs de recours pour les salariés, le renforcement des contrôles… La proposition de directive vise à définir des « salaires minimaux plus adéquats et à améliorer l’accès des travailleurs à ces salaires minimaux ». C’est à la fois ambitieux et modeste car il n’y a pas de mesures contraignantes, juste des recommandations avec des rapports annuels. Les États membres « sont invités » à utiliser des valeurs de références indicatives pour l’évaluation du caractère adéquat des salaires minimums légaux. On est là typiquement dans la Méthode ouverte de coordination, la célèbre MOC, qui s’est substituée depuis des années à des politiques de régulation par la loi. Il est d’ailleurs bien précisé dans l’article 1 de la proposition que « la directive n’impose aucune obligation d’introduire un salaire minimum légal dans les États membres où il n’existe pas ou de rendre les conventions collectives d’application générale ». La Commission fige donc la proposition dans la situation actuelle de 21 États membres qui ont un salaire minimum légal et de 6 États membres qui ont salaire minimum conventionnel. La Commission cherche d’abord, et ce n’est pas rien, à améliorer le niveau des salaires minimums qu’ils soient légaux ou conventionnels, à développer leur couverture et l’étendre à tous les salariés.

Sur le deuxième point, la proposition de la Commission veut promouvoir les négociations collectives qui « jouent un rôle déterminant dans la protection offerte par des salaires minimaux adéquats ». Il s’agit donc de développer la couverture des conventions collectives et d’exiger que dans les États membres dans lesquels la couverture n’atteint pas au moins 70 % de prévoir un cadre (légal ou tripartite) et un plan d’action pour promouvoir ces négociations. Inutile de dire que le patronat européen y voit là un plan diabolique pour renforcer le pouvoir syndical !

  • 4. Des partenaires sociaux divisés

La CES souhaiterait un renforcement de la proposition de directive en particulier en fixant un salaire minimum qui ne devrait pas être à moins de 60 % du salaire médian et à 50 % du salaire moyen dans les États membres, alors que la Commission ne fait qu’une recommandation en la matière. Les syndicats européens sont particulièrement sensibles au soutien de la proposition aux négociations collectives. La CES estime que si ses propositions étaient acceptées 24 millions de travailleurs à bas salaires seraient augmentés.

Les syndicats européens ont reçu le soutien d’un collectif d’économistes européens mené par le français Thomas Piketty et l’italo-américaine Mariana Mazzucato qui affirment que « Compte tenu des défis économiques et sociaux posés par la pandémie de Covid-19 et du difficile chemin à parcourir pour redresser l’économie, il est crucial que des salaires minimums adéquats et des négociations collectives fortes soient reconnus et promus en tant qu’éléments clés de toute stratégie de redressement ».

Même le célèbre professeur américain d’économie, J.K. Galbraith, a envoyé un message de soutien à la CES « En tant qu’économiste et chercheur en systèmes comparatifs, je peux affirmer catégoriquement que les pays et les régions où les salaires minimums sont élevés, les syndicats forts et les normes du travail ont de meilleures performances économiques, y compris un taux de chômage inférieur, que ceux qui manquent à cet égard. Pour cette raison, j’ai toujours fortement soutenu les mouvements pour augmenter le salaire minimum et renforcer les droits du travail aux États-Unis ».

Bien sûr le salaire minimum ne règle pas tous les problèmes de pauvreté, il faut aussi prendre en compte les éléments de redistribution et la politique fiscale toujours parent pauvre de l’Union. Le patronat a beau jeu de souligner ces éléments pour mieux mettre en cause une législation sur le salaire minimum qui est une opposition de principe. Ainsi BusinessEurope écrit dans sa position que « La proposition sur les salaires minimums va totalement à l’encontre de la lettre et de l’esprit du traité de l’UE sur la rémunération et la négociation collective…elle va à l’encontre de la stricte répartition des compétences entre l’UE et les États membres. Selon les articles 153 (5) et 153 (1f) du Traité et les décisions connexes de la CJUE, l’UE n’a pas compétence pour introduire un instrument juridique contraignant au niveau des salaires minimums ou sur la négociation collective et la représentation des travailleurs (souligné par le rédacteur).

Bien sûr le patronat européen prend des postures effarouchées sur l’atteinte à l’autonomie des partenaires sociaux et brandit les menaces de destruction de dizaines de milliers d’emplois en cas de directive européenne. Une vieille rengaine usée jusqu’à la corde mais qu’il n’a jamais honte d’utiliser. Ainsi lors de la création du salaire minimum en Allemagne les adversaires libéraux et patronaux de cette mesure prédisaient une perte jusqu’à un million d’emplois pour les plus alarmistes et de plus de 200 000 pour la Fédération des Chambres de commerce. En fait cela ne s’est pas produit et des chercheurs ont même constaté une augmentation de la productivité…

  • 5. Ce n’est pas gagné d’avance !

Le Sommet social de Porto qui vient de se tenir les 7 et 8 mai avec les partenaires sociaux européens s’est terminé par une Déclaration commune importante sur la stratégie de relance et la dimension sociale de celle-ci, mais il n’a pas avancé concrètement, en particulier sur le salaire minimum, car les divergences entre les États membres restent importantes et le patronat reste farouchement opposé à toute mesure législative.

Maintenant les négociations interinstitutionnelles vont se développer entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission. La partie la plus dure sera entre le Parlement européen et le Conseil. Si la CES pourra certainement s’appuyer sur le Parlement européen pour améliorer la proposition, le patronat européen exercera également de son influence sur le Parlement européen mais surtout sur les gouvernements des États membres pour essayer de bloquer une proposition contraignante au Conseil car il est évident que certains membres estiment encore que leurs bas salaires sont un avantage concurrentiel.

Un premier bilan des initiatives communautaire pourra être fait pendant la Présidence française de l’UE qui se déroulera du 1er janvier au 30 juin 2022. C’est sous la Présidence française que l’adoption de la directive sur le salaire minimum prendra forme ou non. Le gouvernement français annonce en faire une priorité, il aura donc fort à faire pour obtenir un accord du Conseil qui soit réellement qualitatif. Tout reste à gagner pour faire de cette proposition sur le salaire minimum un véritable instrument de lutte contre la pauvreté et les inégalités et pour renforcer l’espace de négociation collective.