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Les clés du social : Fracture territoriale : de quoi es-tu le nom ?

Fracture territoriale : de quoi es-tu le nom ?

Publié le 12 novembre 2016 / Temps de lecture estimé : 6 mn

Celui pour qui la géographie est un sport de combat, Christophe Guilluy, continue son exploration très politique et parfois contestée des thématiques liées au territoire et aux différentes fractures qui y sont rattachées. Il a donné corps au concept de la France périphérique à travers de nombreux ouvrages et il vient de réaliser pour l’Association des Départements de France (ADF) un nouvel « Atlas des départements » qui veut donner à voir les fragilités françaises.

Si ces travaux sont contestés par certains experts, ils participent à la construction d’une géographie sociale et éclairent certains débats très politiques et très prégnants pendant cette phase de pré-campagne présidentielle française et d’élection présidentielle américaine. Décryptage des thèses du géographe et des principales problématiques soulevées par le thème du territoire alors que celui-ci est enfin reconnu comme un acteur clé de l’emploi, y compris par l’État central.

Le prisme du territoire

Depuis la fin des années 1990, C Guilluy travaille à l’élaboration d’une nouvelle géographie sociale vue à travers le prisme du territoire et les problématiques politiques, sociales et culturelles de la France contemporaine. Il a révélé l’émergence d’une « France périphérique » qui s’étend des marges périurbaines les plus fragiles des grandes villes jusqu’aux espaces ruraux en passant par les petites villes et villes moyennes. Il avance que « cette France de la périphérie » est et se vit comme une victime de la mondialisation et de la « boboïsation » des villes et se réfugie dans un vote protestataire ou abstentionniste.

L’atlas des départements intitulé "La représentation d’une nouvelle géographie des territoires" est coproduit avec Christophe Noyé. Lors de sa présentation, C Guilluy a évoqué sa critique bien connue des excès de la métropolisation pour offrir un puissant plaidoyer en faveur du département, évidemment fort bien accueilli.

Le territoire dans lequel je vis, est-il fragile ou comment cartographier les « fragilités sociales » françaises ?

Pour concevoir ces cartes des fragilités françaises, les spécialistes ont retenu huit indicateurs de base :

  • La proportion d’ouvriers ;
  • La proportion d’employés ;
  • L’évolution de la part des ouvriers-employés entre 2007 et 2012 ;
  • La précarité de l’emploi ;
  • La part du temps partiel ;
  • La part des faibles revenus ;
  • Le taux de chômage ;
  • La part des propriétaires occupants précaires.

Ces indicateurs donnent une note pour les territoires de chaque département. Elle est comparée à la moyenne française. Plus cette note est élevée plus elle indique un cumul des difficultés sociales. Le croisement de ces différentes données a permis de mettre à jour les disparités d’un département à l’autre et de révéler l’indice de fragilité d’un territoire. L’atlas montre en particulier le clivage territorial entre des départements métropolitains (qui contiennent une métropole) et les départements des zones rurales et des villes moyennes. Pour l’auteur, on constate d’un côté « une concentration de l’emploi et de l’autre une désertification ». La méthode utilisée veut aller au-delà des cartes bien connues du chômage et de la pauvreté concentrées dans le nord, l’est et le pourtour méditerranéen de la France.

La question de la sédentarisation et du manque de mobilité

La question de la sédentarisation a été particulièrement soulignée. À rebours des intuitions des auteurs, les plus de 60 ans ne sont pas surreprésentés. Cette question touche aussi toutes les générations, des jeunes aux actifs. Quand une usine ferme dans un département, les salariés concernés ne quittent pas leur territoire d’origine. Pour les auteurs, « retrouver un emploi après l’avoir perdu alors qu’on habite dans les territoires périphériques est plus compliqué » Pour eux, « c’est la différence essentielle entre ces zones et les grandes métropoles ».

Les débats actuels autour de la question des territoires

  • Le nouveau rôle des métropoles : sont-elles une chance ou déséquilibrent-elles la France au détriment des territoires périphériques ?

Pour Jean Pisani Ferry, commissaire général de France Stratégie, la métropolisation est « une chance » car 55 % de la masse salariale est aujourd’hui concentrée dans Paris et les métropoles de plus de 500 000 habitants, alors que n’y vivent que 39 % de la population totale. Ces mêmes agglomérations comptent pour plus de 50 % des diplômés de l’enseignement supérieur et le PIB par habitant y est en moyenne 50 % plus élevé que dans le reste du pays. S’appuyant sur ces chiffres, il appelle à une poursuite voire une amplification de la métropolisation.

Au contraire, C Guilluy, pour qui le modèle mondialisé produit les mêmes problèmes territoriaux, culturels et politiques partout dans le monde, indique que les métropoles sont à l’origine de la fracture territoriale entre elles et le reste du pays, qui devient « périphérique ».

Quant à Vanik Berberian, président de l’association des maires ruraux (AMRF), il estime qu’actuellement, « on accentue un déséquilibre et on assiste à un phénomène d’aspiration, de concentration dans les métropoles avec tous les coûts humains et financiers que cela induit ». En parallèle, l’économiste Laurent Davezies qui évalue dans un ouvrage récent les effets de la crise sur les territoires estime que la puissance publique n’a pas réellement de moyens pour lutter contre les mécanismes de ségrégation sociale à l’échelle locale.

  • Y a t-il une désertification de la France ?

Pour le président de l’association des maires ruraux, 100 000 personnes quittent les villes chaque année pour habiter à la campagne. Avec ceux qui partent, le solde reste positif de 30 000 personnes. Pour lui, la désertification est donc terminée, sauf quelques exceptions. Malgré l’effondrement de la population agricole, le nombre d’habitants dans les territoires ruraux progresse.

  • Les politiques et le monde rural : ignorance ou divorce ?

Vanik Berberian dénonce le peu d’intérêt de la classe politique pour les territoires ruraux. Les élections successives récentes ont déclenché un vrai choc et entrainé une prise de conscience, avec trois comités interministériels sur la ruralité coup sur coup. Pour lui, « il est très clair que si le FN gagne du terrain, c’est l’expression d’un malaise, d’un abandon, du manque de considération ».

  • La DGF (dotation globale de fonctionnement) est-elle adaptée et juste ?

La question du poids démographique des villes et des territoires est fondamentale car la DGF est calculée au prorata du nombre d’habitants. Mais de nombreux experts relèvent que la DGF par habitant est deux fois plus importante en ville qu’à la campagne. Ces modes de calculs datent des années soixante, une époque d’exode rural et de construction des villes nouvelles. Aujourd’hui, la situation n’est plus la même et l’AMRF propose que la Constitution soit révisée pour intégrer la notion de l’espace, de la superficie, au même titre que l’égalité.

En conclusion, s’il existe un relatif consensus sur la dynamique de gentrification et la spécialisation des métropoles, l’ampleur de ces phénomènes reste discutée entre spécialistes et la concentration des activités à forte valeur ajoutée sur quelques territoires métropolitains n’exclut pas une redistribution. De plus, une métropole n’est pas homogène. Elle comprend aussi des zones et des habitants plus pauvres que d’autres.

Il faut malgré tout remarquer que la fragilisation économique et sociale de nombreux territoires de la France périphérique se développe dans un contexte de raréfaction de l’argent public à cause de la crise. Il conviendra de mesurer les conséquences sociales et territoriales de ce phénomène.

Enfin, la France a déjà connu dans le passé de grands mouvements d’exode, rural ou lié à des conflits. À titre d’exemple, l’ex-région Midi-Pyrénées se vide de 1850 à 1950. Elle compte 2,6 millions de personnes en 1846 et 1,9 million en 1954 du fait de l’exode rural et d’une natalité en berne. On le sait, comparaison n’est pas raison, mais le recul historique est parfois utile. Voilà une région atone pendant près d’un siècle et qui connait aujourd’hui une population de 3 millions d’habitants et un dynamisme d’une grande modernité.


Sources