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Sur le conflit entre droit au respect de la vie privée et « droit à la preuve », dernières illustrations dans le contentieux des relations du travail

mercredi 10 mars 2021

Que l’on soit acteur ou observateur des relations du travail, chacun s’est habitué à ce que les règles qui les gouvernent ne tiennent pas toutes dans le code du travail, même enrichi des fruits de la négociation collective de tous niveaux.

Reconnaissant enfin aux travailleurs la qualité de citoyens, même à l’intérieur de l’entreprise, le « Rapport Auroux » de 1981 et la loi du 4 août 1982 avaient jeté les bases d’une prise en compte des Libertés Publiques dans les relations du travail.

Il fallut encore attendre la très médiatique affaire Clavaud pour que les juges ne se contentent plus d’indemniser le militant qui avait été licencié pour s’être exprimé dans la presse sur des faits survenus dans la vie de l’entreprise qui l’employait, mais qu’ils jugent son licenciement nul et qu’ils ordonnent sa réintégration, au motif que son licenciement violait le droit fondamental que constitue la liberté d’expression (Cass. Soc. 28/4/1988, n°87-41804).

Depuis lors, la Chambre sociale de la Cour de cassation a rendu de nombreux arrêts motivés par des libertés ou droits fondamentaux, tels que définis surtout par la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (du 24 août 1789), le préambule de la Constitution, la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (dite CESDH, du 4 novembre 1950, qui lie les 47 États membres du Conseil de l’Europe).

Entre temps, afin de concilier droits fondamentaux et pouvoir patronal, liberté et subordination, le législateur a introduit dans le code du travail une disposition codifiée actuellement à l’article L.1121-1, selon laquelle « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Ce principe de proportionnalité, selon lequel les restrictions aux libertés ne sont admissibles qu’à condition, notamment, d’être limitées à ce qui est strictement nécessaire à l’atteinte du but (légitime) poursuivi, la Chambre sociale de la Cour de cassation l’applique aussi pour résoudre les conflits entre deux droits fondamentaux.

L’expansion récente des nouvelles technologies de l’information et de la communication et, par suite, le développement et le caractère de plus en plus intrusif des moyens de surveillance et de contrôle des salariés ont suscité de nombreux contentieux fondés sur l’article 8, 1er al., de la CESDH, aux termes duquel « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».

En particulier, lorsqu’une des parties au litige entend utiliser dans le procès des moyens de preuve critiquables au regard du droit au respect de la vie privée, se pose le problème de la conciliation entre ce dernier et le « droit à la preuve » que la Cour Européenne des Droits de l’Homme a déduit (CEDH 10/10/2006, aff. N°7508/02) de l’article 6 de la CESDH, dont la première phrase dispose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ».

Dans un premier cas, afin d’obtenir du juge des référés qu’il interdise sous astreinte à une entreprise d’employer ses salariés le dimanche sans avoir obtenu les autorisations administratives nécessaires, un syndicat avait produit, sans avoir recueilli l’accord des salariés concernés, des documents constituant des données personnelles (contrats, bulletins de salaire, lettres de salariés à l’employeur), que des délégués du personnel avaient consultés ainsi qu’ils en avaient le droit, et photographiés. La Chambre sociale a jugé que constituait un moyen de preuve licite la copie de documents que les délégués avaient pu légalement consulter et que « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi » (Cass. Soc. 9/11/2016, n°15-10203).

Plus récemment, un employeur avait licencié pour faute grave une salariée qui, comme il l’avait appris d’une autre, avait diffusé des images de la prochaine collection de l’entreprise, alors confidentielle, sur sa page Facebook auprès d’« amis » appartenant à des entreprises concurrentes. La Chambre sociale a refusé de casser l’arrêt qui avait débouté cette salariée, au motif que « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi » (Cass. Soc. 30/9/2020, n°19-12058).

Enfin, dernièrement, la Haute Juridiction est allée plus loin en surmontant l’obstacle de l’illicéité de la preuve. Un salarié avait été licencié pour faute grave pour avoir adressé à une entreprise cliente et en même temps concurrente de son employeur, cinq demandes de renseignements par voie électronique en usurpant l’identité de sociétés clientes. L’employeur de ce salarié avait pu identifier celui-ci à partir de son adresse IP, elle-même découverte par l’exploitation de fichiers de journalisation, dont, en infraction aux dispositions alors applicables de la loi Informatique et Libertés, la possible utilisation n’avait pas été déclarée préalablement à la CNIL.

La Chambre sociale a jugé que « l’illicéité d’un moyen de preuve… n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » (Cass. Soc. 25/11/2020, n°017-19523).

Dans la note explicative de cet arrêt publiée sur son site, la Cour de cassation se réfère à un arrêt récent de la CEDH. Dans un cas où l’employeur avait produit des images enregistrées par un dispositif de vidéosurveillance mis en place en raison de multiples vols précédemment constatés, mais sans information préalable des salariés, la Cour a jugé, eu égard à la légitimité du but poursuivi et à l’information préalable du délégué syndical, que l’atteinte à la vie privée des salariés (CESDH art. 8) avait été proportionnée et que, les droits de la défense ayant été respectés, les salariés n’ayant pas contesté l’authenticité des images litigeuses, il n’y avait pas eu non plus de manquement à l’article 6 (CEDH 17/10/2019, Lopez Ribalda, aff. N°1874/13).

Ainsi, cette jurisprudence récente fournit-elle un nouvel exemple d’incidence des droits fondamentaux sur les relations du travail, et de dialogue entre les juridictions, interne d’un côté, supranationale de l’autre.