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Évaluation des ordonnances travail : difficile de dégager des aspects positifs !

samedi 14 novembre 2020

Le rapport intermédiaire de juillet 2020 du Comité d’évaluation [1] des ordonnances de septembre 2017 « relatives au dialogue social et aux relations du travail » ne permet toujours pas de dégager des aspects positifs à la réforme voulue par le chef de l’État. D’une part, il est trop tôt pour mesurer de façon scientifique les effets d’une telle réforme. D’autre part, les premiers constats réalisés par les études qui ont été entreprises et l’appréciation des acteurs du dialogue social eux-mêmes n’incitent pas à l’optimisme quant à la réalisation de l’objectif affiché de développer le dialogue social. Enfin, la crise sanitaire et économique et sociale que nous vivons pourrait changer les rapports sociaux et affecter le dialogue social.

Le rapport balaie les différentes mesures des ordonnances en donnant quelques éléments chiffrés, propose quelques analyses sur les résultats obtenus et ouvre sur des propositions de nouvelles études pour approfondir certains sujets.

Il est précédé d’un avant-propos rédigé par les Présidents du Comité d’évaluation qui incite à la prudence. Ils s’interrogent, en effet, sur l’utilisation qui peut être faite des indicateurs fournis par la puissance publique et « sur la difficulté d’obtenir ces données ». D’autre part, se pose la question de « l’articulation et la temporalité de l’exercice d’évaluation, entre possibilités d’ajustement, à court terme, face aux premiers enseignements, et évaluation, à moyen terme, d’une politique publique ».

À partir des informations et analyses abordées dans ce rapport nous portons notre propre regard sur l’application et l’efficacité des mesures mises en œuvre par les ordonnances.

Cet article traite des mesures liées au dialogue social, en attendant un deuxième article sur les mesures dites « d’ajustement de l’emploi en 2018 et 2019 ».

Mise en place des CSE

Point central de cette réforme, la substitution obligatoire des institutions représentatives du personnel par une instance unique (le Comité social et économique – CSE) est celle qui a provoqué le plus de changements pour les acteurs sociaux de l’entreprise.

Au 2 juin 2020, 81 371 CSE avaient été mis en place (soit près de 10 843 800 salariés concernés) et 39 354 procès-verbaux de carences avaient été établis (représentant environ 1 114 350 salariés). C’est dans le deuxième semestre 2019 que le plus de CSE se sont mis en place pour répondre à l’obligation légale de créer la nouvelle instance avant le 31 décembre 2019.

Sur le plan qualitatif, le rapport soulève de nombreuses questions au travers de l’expérience vécue par les acteurs eux-mêmes, grâce à des études lancées par l’université de Montpellier sur 450 entreprises, le cabinet Syndex dont nous avons déjà publié une synthèse de leur enquête [2], le travail réalisé par l’ANDRH et bien sûr les enquêtes de la DARES (enquête ACEMO). Quelles sont ces interrogations soulevées par ces travaux ?

L’articulation entre la centralisation de fait des CSE et la gestion de proximité. Les questions de santé-sécurité-conditions de travail sont-elles abordées à hauteur de ce qu’il serait souhaitable ? Pas sûr, au regard du nombre relativement faible de mise en place des commissions santé sécurité conditions de travail et la difficulté d’articuler les travaux de cette commission avec le CSE.

Se pose aussi la question de l’absence de relais de proximité pour faire remonter les réalités du terrain notamment dans les entreprises multi-établissements. Les représentants de proximité [3], peu nombreux, doivent encore trouver leur place et ont un rôle mal défini au regard du rôle des anciens délégués du personnel (DP).

La surcharge de travail des élus du personnel au CSE. D’une part, il y a moins d’élus qu’auparavant, d’autre part ils doivent cumuler les anciennes fonctions de membres du CE, délégués du personnel et membres du CHS-CT. Cela demande des compétences et du travail supplémentaires dans des domaines qu’ils ne maîtrisent pas forcément. Résultat : un risque très fort d’institutionnalisation par l’éloignement des salariés, faute de temps pour les rencontrer et donc de l’imprégnation du terrain. Enfin, dans la plupart des cas, les élus ne peuvent même pas s’appuyer sur leurs suppléants pour se répartir les tâches, ceux-ci n’étant pas admis à assister aux réunions.

Des accords de mise en place des CSE peu innovants. Prévisible mais toujours décevant, les acteurs de l’entreprise ne se sont pas saisis de l’opportunité qui leur était offerte d’innover en matière de dialogue social à l’occasion de la négociation de mise en place des CSE. En fait, au mieux, ils se sont contentés d’adapter l’existant tout en s’alignant sur les dispositions supplétives prévues par la loi. C’est en tous cas le cas pour 60 % des 450 accords étudiés par l’université de Montpellier. On peut toutefois noter quelques innovations pour tenter de donner une réponse aux questions de proximité par la mise en place de « représentants de la vie sociale » ou encore la désignation de « délégués syndicaux locaux » ou de « commissions de réclamations individuelles ».

Quant au parcours professionnel des élus ou au devenir des élus qui ont perdu leur mandat à l’occasion de cette transformation, peu d’accords traitent de cette question qui ne fait manifestement pas partie des préoccupations premières des entreprises…

Dans l’ensemble, pour la plupart des entreprises, le processus de mise en œuvre des CSE a été plus ressenti comme une contrainte administrative qu’une réelle occasion de renforcer le dialogue social. Pour certaines, cela a été même l’occasion grâce à l’application des dispositions supplétives de diminuer ce que de trop nombreux chefs d’entreprise considèrent comme une contrainte. Résultat : moins de droit syndical, moins d’élus, moins de réunions, etc...

Développement de la négociation collective

L’objectif recherché par le législateur était de favoriser le développement de la négociation collective dans l’entreprise. Au vu des chiffres produits par le ministère du Travail, l’objectif paraît atteint. En 2019, on assiste à une forte augmentation du nombre de textes produits par les entreprises : 66 000 textes (hors épargne salariale) dont 49 000 accords et avenants soit une progression de 87 %par rapport à 2017 (avant les ordonnances). Toutefois, alors qu’entre 2015 et 2018 les décisions unilatérales avaient baissé (de 13 % à 8 % des textes), elles ont fortement progressé en 2019 (+19 %).

Plusieurs explications à la progression des textes produits par les entreprises par rapport à la période précédente :

  • La dématérialisation du dépôt des textes a accéléré leur remontée dans le système d’information de l’administration.
  • Le fort développement des textes concernant la prime exceptionnelle versée par les entreprises à la suite du mouvement des gilets jaunes.
  • L’augmentation des accords de droit syndical liée à la mise en place des CSE.

Tous ces éléments incitent les rapporteurs à la prudence sur le développement réel de la négociation collective. En dehors du temps de travail et des thèmes ci-dessus, il n’est pas apparu de changement par rapport aux années précédentes.

Enfin, si le nombre de textes signés par des délégués syndicaux reste stable, le nombre de textes conclus avec des élus et mandatés dans les entreprises de moins de 50 salariés progressent notablement de 720 en 2017 à 2 780 textes en 2019. Si le nombre d’accords signés avec des salariés mandatés est resté stable, ce sont les accords signés avec des délégués ou par référendum aux 2/3 utilisés par les entreprises de 11 à 20 salariés sans élus qui expliquent cette progression.

Dans les entreprises de moins de 11 salariés (1,1 million d’entreprises), on enregistre avec 3 210 accords ou avenants, un triplement entre 2018 et 2019 du nombre de textes produits ratifiés à 82 % par référendum. Ces textes concernent les rémunérations (40 % des textes concernant essentiellement la prime exceptionnelle) et le temps de travail dont la moitié concernent l’aménagement du temps de travail et un tiers les heures supplémentaires).

Le rapport traite aussi des formations communes au dialogue social sans en fournir une évaluation qualitative et de la mise en place des observatoires départementaux du dialogue social. Sur ce dernier point, dans leur avant-propos les présidents du Comité d’évaluation regrettent le manque de moyens et la gouvernance peu claire de ces nouvelles structures. Plus largement, ils mettent l’accent sur le difficile accompagnement des dirigeants des petites entreprises par ces structures.

Négociation de branches

Les ordonnances ont modifié l’articulation entre négociation de branche et négociation d’entreprise qui était la priorité affichée par le législateur. Elles ont tout de même gardé quelques prérogatives pour tenter de préserver un équilibre et limiter la concurrence entre les entreprises d’une même branche notamment entre les petites et les grandes entreprises.

Parmi les sujets sur lesquels a porté l’articulation entre branche et entreprises : la définition des minimas de branche. En l’absence de règle précise, l’administration a dû établir sa doctrine en la matière en imposant une définition stricte (le salaire de base sans compter les primes ou accessoires).

Les ordonnances ont donné à la branche la possibilité d’imposer des règles aux entreprises dans quatre domaines (formation et emploi des travailleurs handicapés, prévention aux facteurs de risques professionnels, primes pour travaux dangereux et insalubre, fixation des seuils d’effectifs et désignation des délégués syndicaux et valorisation de leurs parcours). 25 branches se sont saisies de cette possibilité : 13 accords concernent les travailleurs handicapés et 12 les délégués syndicaux (nombre, effectifs et parcours professionnel). Trois accords « verrouillent » les primes pour travaux dangereux et insalubres.

Sur les nouveaux sujets sur lesquels les branches peuvent négocier, une seule branche a négocié un accord de méthode, 16 branches ont négocié un accord sur les contrats courts et 10 sur les contrats de chantiers.

Quant aux mesures concernant les TPE traitées par les branches, il semble qu’il y ait du chemin à parcourir pour rendre effective la clause obligatoire TPE dans les accords de branches. D’autre part, le recours sous certaines conditions au « groupe d’experts » mis en place en mars 2018 pour évaluer l’impact économique et social d’une l’extension d’un accord de branche notamment sur les TPE-PME n’a été utilisé la première fois qu’en juillet 2019.

Ce nouveau point d’étape de l’évaluation de la mise en œuvre des ordonnances de septembre 2017 ne permet pas encore de dire si l’objectif de développement du dialogue social pourra être atteint. L’installation des CSE semble avoir été vécue par les acteurs de l’entreprise comme une contrainte administrative auquel il fallait se conformer, sans enthousiasme d’un côté comme de l’autre. Cela a été pour certains chefs d’entreprises la possibilité de diminuer le droit syndical. Ce qui augure mal pour la suite. Difficile de dire si cela a « boosté » la négociation d’entreprise compte-tenu du contexte sauf peut-être dans les TPE-PME mais, dans ce cas, sans les organisations syndicales. Quant aux branches, peu pour l’instant se sont saisies des dispositions nouvelles. La crise sanitaire pourrait encore rendre plus difficile le travail d’évaluation d’une part sur le plan technique (difficulté de développer des enquêtes qualitatives dans ces conditions) et, d’autre part, pour distinguer les effets liés à l’application des textes sur le dialogue avec ceux des changements de comportements des acteurs induits par la crise.


Source


Notes :

[1Le comité d’évaluation est composé de trois Présidents (Mme Sandrine CAZES ; M. Marcel Grignard ; M. Jean-François Pilliard), de représentants des partenaires sociaux, d’experts et de praticiens (avocats, conseillers prud’hommes, consultants), de chercheurs et de représentants de l’administration. Le secrétariat est assuré par France Stratégie, la DGT et la DARES. Le rapport a été réalisé Emmanuelle Prouet et Antoine Naboulet de France Stratégie.