1. Accueil
  2. > Dialogue social
  3. > Représentants des salariés
  4. > Nul ne doit être privé de son droit de vote dans (...)

Nul ne doit être privé de son droit de vote dans l’entreprise !

mercredi 29 décembre 2021

De longue date, selon la jurisprudence de la Cour de Cassation, les critères du droit de vote aux élections professionnelles se confondaient avec ceux de l’éligibilité. Par suite, un cercle plus ou moins large de cadres se trouvait exclu des listes électorales. Par une décision datée du 19 novembre 2021 (n°2021-947 QPC), le Conseil Constitutionnel vient d’en décider autrement.

Quel était l’état du droit à la veille de cette décision ? Pourquoi et comment le Conseil constitutionnel a-t-il été amené à se prononcer ? Quelles sont les conséquences pratiques de sa décision ?

Des textes stables et une jurisprudence solidement établie

Les dispositions légales qui régissent le droit de vote et l’éligibilité figurent parmi les rares articles du code du travail à avoir échappé, abstraction faite des changements de numérotation, à l’inflation législative galopante qui sévit depuis quelques décennies.

Selon l’actuel article L.2314-18, « sont électeurs les salariés des deux sexes, âgés de seize ans révolus, travaillant depuis trois mois au moins dans l’entreprise et n’ayant fait l’objet d’aucune interdiction, déchéance ou incapacité relatives à leurs droits civiques. »

Aux termes de l’actuel article L.2314-19, « sont éligibles les électeurs âgés de dix-huit ans révolus, travaillant dans l’entreprise depuis un an au moins, à l’exception des conjoint, partenaire d’un pacte civil de solidarité, concubin, ascendants, descendants, frères, sœurs et alliés au même degré de l’employeur. »

Autrement dit, qui est électeur est éligible, moyennant des conditions d’âge et d’ancienneté un peu plus restrictives, et à condition de ne pas appartenir au cercle familial du chef d’entreprise. Mais, ces textes ne disent pas tout.

De longue date, la Cour de Cassation a refusé le droit de vote à certains cadres en se fondant sur des considérations dont la pertinence est liée davantage à l’exercice des fonctions représentatives qu’à celui du droit de vote. Elle a jugé constamment depuis des lustres que ne peuvent être électeurs les salariés assimilables au chef d’entreprise du fait qu’ils disposent d’une délégation écrite particulière d’autorité ou qui, même en l’absence d’une telle délégation, représentent effectivement l’employeur devant les représentants du personnel (cf. not. Cass. Soc. 15/6/1995, n°94-60.461 ; 28/9/2017, n°16-15.807 ; 21/3/2018, n°17-12.602). Ce second critère pouvait interdire à de nombreux cadres de participer à l’élection des délégués du personnel dont les interlocuteurs représentant l’employeur pouvaient ne pas avoir d’autre pouvoir que celui de transmettre leurs réclamations (cf. not. Cass. Soc. 10/10/1990, n°89-61.558 ; 29/1/2003, n°01-60.628).

Devant ces conséquences choquantes, appel est fait au principe constitutionnel de « Participation »

Lors de la mise en place des comité sociaux et économiques du groupe Carrefour et des représentants de proximité, plusieurs contentieux ont éclaté à propos de l’inscription sur les listes électorales des responsables de supérettes, soit des dizaines de salariés, susceptibles d’être les premiers interlocuteurs des représentants du personnel sans pour autant être investis d’aucun pouvoir de décision en matière de gestion des ressources humaines. D’un côté, l’entreprise et la plupart des organisations syndicales leur reconnaissaient le droit de vote ; de l’autre, la CGT s’y opposait. Après différentes vicissitudes, se référant au principe constitutionnel de « Participation », la CFE-CGC obtint d’un tribunal judiciaire qu’il transmette à la Cour de Cassation une Question Prioritaire de Constitutionnalité visant l’article L.2314-18 du code du travail tel qu’interprété par la jurisprudence.

Par un arrêt daté du 15 septembre 2021, le Président de la Chambre sociale a décidé de transmettre cette QPC au Conseil constitutionnel au motif que « ainsi interprété, l’article L.2314-18 du code du travail, en ce qu’il écarte les personnes inéligibles en application de l’article L.2314-19 du même code de la possibilité de participer en tant qu’électeur à l’élection des membres du comité social et économique, pourrait être considéré comme instituant une atteinte non proportionnée au principe de participation des travailleurs reconnu à l’alinéa 8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ».

Cette décision de la Chambre sociale interroge. Si c’est l’interprétation de l’article L.2314-18 qui faisait difficulté, plus que le texte même, pourquoi n’a-t-elle pas procédé elle-même à un revirement de sa jurisprudence ? Il se peut que l’opération soit apparue trop délicate alors que, à peine six mois auparavant, la même Chambre venait encore de confirmer sa jurisprudence à l’occasion d’un autre épisode du même contentieux survenu dans la même entreprise (Cass. Soc. 31/3/2021 n°19-25233)…

Quoi qu’il en soit, le Conseil constitutionnel rompt avec le lien établi jusqu’à présent par la jurisprudence entre éligibilité et droit de vote. Sa décision procède en deux temps.

En premier lieu, référence faite au 8ème alinéa du préambule de la Constitution, aux termes duquel « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » et à l’article 34 de la Constitution qui « range dans le domaine de la loi la détermination des principes fondamentaux du droit du travail », le Haut Conseil rappelle que « c’est au législateur (on comprend entre les lignes : « et à lui seul ») qu’il revient de déterminer, dans le respect du principe énoncé au huitième alinéa du Préambule, les conditions et garanties de sa mise en œuvre et, en particulier, les modalités selon lesquelles la représentation des travailleurs est assurée dans l’entreprise ».

En second lieu, considérant le texte parfaitement clair de l’article L.2314-18 du code du travail et la manière dont, « néanmoins », la Cour de Cassation l’interprète, les Sages estiment qu’« en privant des salariés (quels qu’ils soient, semble-t-il) de toute possibilité de participer en qualité d’électeur à l’élection du comité social et économique, au seul motif qu’ils disposent d’une telle délégation ou d’un tel pouvoir de représentation, ces dispositions (jurisprudentielles) portent une atteinte manifestement disproportionnée au principe de participation des travailleurs ».

Cette décision résonne clairement comme une censure de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Pourtant, ce n’est pas l’article L.2314-18 tel qu’interprété par cette dernière que le Haut Conseil abroge, mais cette disposition même du code du travail.

En pratique, qu’est-ce que la décision du Conseil constitutionnel va changer ?

Dans sa radicalité, cette décision était donc de nature à entraîner une difficulté majeure. En soi, elle crée un vide juridique. Une fois abrogée la disposition légale qui fixe les conditions du droit de vote, même celles liées à l’âge et à l’ancienneté des salariés dans l’entreprise ne seraient plus déterminées.

Les conséquences de sa propre décision seraient, à leur tour, « manifestement excessives ». C’est pourquoi, usant des pouvoirs que la Constitution lui confère (art. 62), le Haut Conseil décide que la date même de l’abrogation est reportée au 31 octobre 2022 et que, entre-temps, l’inconstitutionnalité de l’article L.2314-18 ne pourra être invoquée contre des mesures d’organisation des élections professionnelles prises en application de ce texte et de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Le Conseil Constitutionnel assortit donc son jugement d’inconstitutionnalité d’un double message.

D’une part, un message en direction des partenaires sociaux. Pendant le délai qui s’écoule jusqu’à l’échéance de l’abrogation, le Haut Conseil décide que, sans attendre que celle-ci soit effective, sont irrecevables les contestations qui se répandaient contre l’interprétation par la Cour de Cassation de l’article L.2314-18 du code du travail, en ce que, dans bien des cas, elle écartait des listes électorales de nombreux salariés qu’il était abusif d’assimiler à leur employeur. Indirectement, il est suggéré aux négociateurs des processus électoraux de ne plus tenir compte de cette jurisprudence.

D’autre part, un message implicite mais nécessaire à l’adresse du Législateur à qui il appartient de réécrire cette disposition de telle manière qu’aucun salarié ne soit privé « de toute possibilité de participer en qualité d’électeur à l’élection du comité social et économique, au seul motif qu’ils disposent d’une telle délégation ou d’un tel pouvoir de représentation (de l’employeur) ». Indirectement, on peut se demander si cette décision n’implique pas surtout une modification de l’article L.2314-19 en ce que cette disposition, abstraction faite des restrictions fondées sur l’appartenance au cercle familial du chef d’entreprise, déduit l’éligibilité de la qualité d’électeur, déduction à présent remise en cause.

Ce qui retient donc l’attention, c’est, une fois encore, une illustration de l’importance prise par les dispositions et les principes constitutionnels dans la justification des règles qui régissent les relations du travail. Justification qui confère une sorte de sacralisation au droit concerné ; dans le cas présent, au droit de vote dans l’entreprise, droit démocratique par excellence. C’est aussi que, saisi à propos d’une interprétation jurisprudentielle d’une disposition légale, il remet en cause cette disposition elle-même, et qu’enfin en procédant à cette abrogation différée, et que, plaçant le Législateur devant sa responsabilité, il l’invite à faire en sorte qu’aucun salarié, même non éligible, ne soit plus privé de son droit fondamental de participer à l’élection de ses représentants.


Référence


 

 

Mots clés associés à l'article